Ces nouvelles sont extraites du livre ” La Joie des Jours qui Filent “, écrit par Alain Daval. Si vous désirez commander ce livre au tarif de 14,90 Euros, remplissez le formulaire de contact avec vos coordonnées, merci.
Le langage du corps
Ça ne ment pas, un corps.
À l’instant même où il avait ouvert la porte d’entrée de l’appartement, un relâchement profond avait parcouru tout son être. Ses muscles s’étaient décontractés, son souffle amplifié, comme de l’eau qui s’écoule, une tension qui s’efface. Enfin, il était revenu.
Il parait qu’après une longue absence, on pose à son retour un regard neuf sur les choses. Distancié. Que l’éloignement fait prendre du recul sur le quotidien qui nous entoure. C’était le cas pour lui, dans une certaine mesure… Il éprouvait le sentiment étrange et contradictoire d’entrer pour la première fois dans cet appartement, et en même temps cet appartement il le connaissait parfaitement, jusque dans ses moindres recoins. Il s’y sentait chez lui, comme dans ces lieux que l’on foule si souvent qu’ils font partie de nous.
Rien n’avait vraiment changé, comme s’il était parti seulement la veille. L’odeur familière du bois et de la peinture mélangés, le vélo rouillé en bas de l’escalier, le garage plein de bazar à sa gauche, la boîte à lettres jaune qui faisait comme un sourire dans la porte. Machinalement, il vérifia s’il y avait du courrier. Il posa sa main sur la rampe comme on dit bonjour à une vieille amie, l’agrippa solidement et commença à monter. Peu à peu, des bruits familiers lui parvinrent. L’eau qui s’écoule, le couteau qui tranche sur une planche en bois, les pas souples sur le carrelage.
Sa femme.
Elle lui apparaissait, marche après marche, tel un navire surgissant de l’horizon. Le mât, la proue, puis le bateau tout entier. Judith se tenait devant l’évier de la cuisine, nettoyant à grande eau des légumes colorés. Avant de s’avancer vers elle, il prit le temps de la redécouvrir. Cela faisait presque six mois qu’il était parti. Six mois… Après cette éternité passée loin d’elle, il avait presque oublié sa voix, son visage, la couleur de ses cheveux. Elle n’était plus qu’une ombre flottant dans sa tête, une mosaïque d’images et de souvenirs flous, un kaléidoscope de sensations qui hantaient sa mémoire.
Elle, indifférente à sa présence, continuait son manège et posait un à un les légumes ruisselants sur le bord de l’évier. Elle savait bien qu’il était là, pourtant. Mais aucune émotion n’affleurait sur son visage, baigné par la lumière flottante traversant les rideaux. Il les connaissait bien ces rideaux transparents aux motifs d’animaux, c’est lui qui les avait posés, de travers, après des dizaines de coups de marteau sur les doigts. Il s’avança vers elle jusqu’à la frôler, s’arrêta. Aux côtés de cette femme dont il connaissait chaque parcelle, il éprouva la sensation limpide d’avoir achevé sa quête.
C’est étrange un homme.
Durant ces six mois passés loin de chez lui, il avait tout oublié de son ancienne vie. Il était devenu amnésique en passant les frontières ; le passeport de sa mémoire avait expiré. Alors sans culpabilité puisque sans passé, il s’était perdu dans d’autres corps. Des corps inconnus, interchangeables, de passages.
Prêts à l’emploi.
C’est étrange, un homme.
Durant ces six mois, il n’avait pas recherché les sentiments. Juste l’ivresse des sens, l’amour physique pur, un nomadisme des sensations. Des amours jetables.
Adolescent, il aimait ces amours de vacances, programmés, avec un début et une fin. C’était rassurant. Dès le premier baiser, ils savaient tous les deux que l’histoire serait limitée dans le temps, avec une date limite de consommation. Bien sûr, ils faisaient semblant, semblant que c’était pour de vrai. Mais ils savaient, au fond d’eux, ils savaient… Que dès la fin du premier baiser, le compte à rebours avait commencé. Qu’au dernier jour des vacances, tout serait fini. Aussi, lorsque l’été s’achevait et que la voiture démarrait, ce n’était pas triste. Il n’y avait aucune surprise. Il était juste temps de passer à autre chose, à un amour d’année scolaire.
Accoucher d’une nouvelle histoire.
Mais là, c’était différent. Et c’était seulement maintenant, au moment précis où il rentrait chez lui, qu’il comprenait. Que ce qu’il avait recherché en vain si loin, si longtemps, se trouvait sous ses yeux depuis le début. Tellement près de lui qu’il en était aveugle.
Il éprouvait l’étrange sensation d’être un meuble qui retrouverait sa place, de combler par sa seule présence le trou béant laissé lors de son départ. Il pensa que les pièces avaient dû sembler bien vides sans lui, comme si on avait retiré d’un coup le canapé rouge du salon ou le grand lit de leur chambre, ou arraché le papier peint constellé de pommes qu’ils avaient posé ensemble par un après-midi de décembre. « Tu vois, certaines pommes poussent même en hiver, lui avait-elle sorti d’un air sérieux tout en badigeonnant le mur de colle… » Puis elle avait éclaté de rire, un rire de printemps, clair, vif, irrésistible. Alors d’un coup sans réfléchir, il s’était jeté sur elle, lui avait arraché le pinceau des mains et ils avaient fait l’amour à même le sol, sur les rouleaux de pommes étalés en quinconces.Retour à la réalité. Il se tenait toujours derrière sa femme, l’eau coulait du robinet pour rien à présent… Ça faisait bien longtemps que les légumes étaient parfaitement propres. Il avança ses mains vers les hanches fines offertes devant lui.
– Je ne peux plus continuer comme ça, souffla-t-elle. Vivre avec un fantôme… C’est plus possible.
Il ne dit rien, juste il suspendit son geste dans une position un peu grotesque, les bras à-demi repliés dans le vide.
– Mais tu peux rester manger, si tu veux…
Alors ils ont mangé comme si de rien n’était, deux amis qui se retrouvent. En évitant de trop se regarder dans les yeux… Puis elle s’est levée, a posé la vaisselle dans l’évier, a pris une éponge verte encore humide dans sa main droite. « C’est beau une femme qui fait la vaisselle, a-t-il pensé. Surtout quand c’est la sienne… » Un instant il fut prit d’une pulsion irrésistible, la brusque envie de se lever et de la croquer comme à l’hiver dernier.
Il n’en fit rien.
Déjà, il était 14 heures.
– Dans une heure tu devras partir… Jonathan revient de l’école.
Elle se dirigea vers la salle à manger. « Viens… »
Ils s’assirent sur le canapé, ce grand canapé rouge à la forme de leurs fesses. Elle prit un petit drap en laine, se couvrit :
– Je n’ai pas mis le chauffage aujourd’hui, dit-elle comme pour s’excuser. Tu le sais bien que c’est fini, tu le sais bien… J’ai eu le temps de réfléchir, tout le temps du monde. Ça ne peut plus continuer comme ça, ça ne peut plus.
Lorsqu’elle était émue, elle répétait toujours deux fois les mêmes phrases. Elle pencha légèrement sa tête sur le côté, replia les jambes sous elle en forme de point d’interrogation.
Ça ne ment pas, un corps.
Son corps, à elle, ne mentait jamais.
Il hurlait tout ce que ses lèvres taisaient.
Alors brusquement n’y tenant plus, l’homme assis sur le canapé aux formes de ses fesses se jeta sur sa femme, l’agrippa, enserra sa fine taille de ses deux bras puissants, se pencha sur ce cou qui s’offrait par intermittence, éloigna les cheveux qui lui faisaient encore obstacle, prit une bouffée d’air et l’embrassa fougueusement, juste au creux de la jugulaire. La jugulaire se laissa faire. Soupira.
Puis les corps tout entiers s’animèrent, se collèrent, jambes contre jambes, torse contre sein. Pourtant, elle ne s’offrit pas tout de suite. Elle résista, longtemps… Dix minutes. Avant de prendre l’homme par la main et de l’amener vers la chambre.
Ça ne ment pas, un corps.
Il était revenu.*
Chopin
Elle insère le CD. Appuie sur Play. Chopin s’échappe… Ah, Chopin ! Le nocturne en Sib mineur. Ça commence doucement le nocturne, c’est une musique feutrée, une musique de nuit. Quelques notes de piano à peine, quelques notes seulement, tellement simples qu’on se dit : « C’est incroyable je n’avais jamais pensé à ça avant, c’est tellement simple pourtant, et c’est si beau finalement la simplicité… » Elle n’a pas choisi cette musique au hasard. Lui bien sûr, ne fait pas le lien. Il vient tout juste de poser ses valises et il parle. Correspondance ratée, train bondé.
Mauvais temps.
Elle l’écoute à peine, regarde vaguement cet homme trempé face à elle qui vient de traverser tout le pays pour la retrouver. Il n’a pas vraiment changé depuis la dernière fois, peut-être juste les cheveux un peu plus longs, les traits légèrement plus tirés. Elle se souvient de leur première rencontre, six semaines auparavant.
Une première fois d’une banalité affligeante. Elle dans le rôle de la vacancière fraîchement débarquée, lui dans celui du local bronzé. Au début, lorsqu’il s’était assis à ses côtés sur la plage sans y être invité, elle avait pensé encore un dragueur, un de plus. Mais contre toute attente il avait su la séduire, faire tomber ses défenses. Elle avait baissé la garde, s’était laissée convaincre… Elle était en vacances après tout. On oublie tout en vacances.
Ils s’étaient donné rendez-vous le soir même, à vingt et une heures précises, devant la fête foraine. Il était arrivé, ponctuel, dans sa petite voiture blanche écaillée, un grand sourire aux lèvres. Content de lui. Elle était montée sans poser de question, sans même savoir où ils allaient. « Ferme les yeux, avait-il dit… » Elle avait fermé les yeux. Ils n’avaient pas roulé longtemps, dix minutes à peine. L’homme s’était garé, avait coupé le moteur puis s’était penché vers elle : « On est arrivé… » Lorsqu’elle avait rouvert les paupières, ils se trouvaient dans une petite clairière avec des oliviers tout autour, au loin on voyait les barres d’immeubles de la ville voisine. Sans rien dire, il avait installé un drap sur les herbes cramées par le soleil et avait sorti un repas de sa glacière. Quelques plats qu’il avait préparés lui-même, de ses grandes mains calleuses. Rien d’extraordinaire, mais ça l’avait touchée, ce repas. Qu’un homme se donne du mal pour elle… Elle s’était dit, il y a quelque chose à creuser chez ce gars-là, quelque chose à creuser.
Il avait allumé quelques bougies usées avec la cire figée sur les côtés, ça faisait comme des petits bonhommes bizarres qui auraient perdu leurs bras. Sur le moment, elle s’était demandé pour qui elles avaient déjà servi, ces bougies usées en forme de bonhommes. Et puis elle avait préféré laisser ça de coté, penser à autre chose. À quoi bon savoir, finalement ? À la fin du dîner, lorsqu’il avait voulu l’embrasser, elle s’était laissée faire, bien sûr. Elle n’attendait que ça, un dessert de baisers, un baba au rhum de caresses. Ensuite, ils sont allés chez lui.
Elle s’en souvient encore, parfaitement. Un petit appartement d’homme célibataire mal rangé, les vêtements qui traînaient sur la chaise. Il avait souri, allumé une lumière – pas forte la lumière, à peine une luciole, juste une faiseuse d’ambiance –, avait fouillé dans sa pile de CDs, en avait ressorti un triomphalement, l’avait inséré dans sa chaîne hi-fi. Avait appuyé sur Play. Aussitôt, la réalité autour d’elle s’était transformée. La nocturne en Sib mineur, opus 9 n°1 de Chopin venait d’envahir la pièce.
Oubliées, les canettes vides sur le bureau, la vaisselle sale dans l’évier, les livres aux pages écornées posés en vrac sur le carrelage. Oubliés les T-shirts empilés sur la chaise, la table encombrée de grandes feuilles raturées et de stylos au réservoir vide, la petite télé poussiéreuse. Oubliées, les blessures passées. Les notes de piano, en prenant possession du studio, effaçaient le médiocre, corrigeaient les ratures de la vie. Rendaient belle la laideur. L’air se chargeait de mélancolie joyeuse, presque nostalgique déjà, une sorte de mélancolie mineure… Comme si la vie prenait une autre dimension en mineur, qu’elle se chargeait de beauté, de gravité et de nostalgie, tout à la fois. Ils avaient fait l’amour au rythme de ces notes, dans ses draps défaits de célibataire. Leur première fois.
Et puis comme il était tard, il l’avait raccompagnée chez elle, dans sa petite location de bord de mer. Ça n’avait pas duré longtemps cette histoire de vacances, quelques jours à peine. Lorsqu’elle était rentrée chez elle, à mille kilomètres de là, elle s’était dit : « Ok, maintenant retour à la réalité… »
Sauf qu’il l’avait rappelée. Et le voilà, six semaines plus tard, chez elle, devant elle, les vêtements trempés parce qu’il n’avait pas pensé qu’ici il pouvait pleuvoir, lui, l’homme du sud au teint éternellement bronzé. Elle n’a pas choisit cette musique par hasard, ce nocturne de Chopin. Non… Ce qu’elle désire au plus profond d’elle-même, c’est ressusciter le moment magique sous les oliviers, la première fois dans l’appartement. L’insouciance des beaux jours. L’été.
Lui, pauvre con de mec, il comprend pas.
Il parle de choses sans importances, de son voyage, de la correspondance qu’il a failli rater, du contrôleur avec sa gueule de bouledogue. Elle, elle s’en fout, elle n’écoute pas, elle fait juste semblant. Elle entend uniquement les notes qui s’écoulent et s’égrènent derrière elle comme dans un sablier. Elle voudrait juste qu’il la prenne dans ses bras sans rien dire, et qu’il lui fasse l’amour comme ça brusquement, à même le sol ou sur le canapé s’il veut ; mais c’est déjà trop tard.
La musique est finie.
C’est pas grave se dit-elle, c’est pas grave. C’est juste un homme, c’est pas un défaut d’être un homme. Lui continue de se plaindre. Il n’a rien remarqué. Il ne voit même pas la minuscule infime goutte d’eau qui s’évapore d’un battement de cils.
Le week-end risque d’être long.*
Initiation
Le week-end, il était de bon ton d’évacuer la pression. Thibault et ses potes se retrouvaient tous les vendredis soir sur le parking du lycée, dès la sortie des cours. Toujours la même bande. Ils montaient dans leurs bagnoles respectives en hurlant, démarraient en faisant crisser les pneus et klaxonnaient sans discontinuer jusqu’à la sortie de la ville. Direction : « Nowhere… »
Ils s’aventuraient sur les chemins de terre, serpentaient à travers la campagne, bouffaient du kilomètre. Leur but : fuir la civilisation. Trouver un coin peinard, rien qu’à eux, isolé du reste du monde et surtout des emmerdeurs potentiels en tout genre. Leur règle d’or : ne jamais retourner deux fois au même endroit. Histoire d’éviter la monotonie. De pas prendre des habitudes de vieux si jeune. Ca durait parfois des heures cette recherche du lieu idéal, genre grande clairière, champ en jachère, coin perdu au bord d’une rivière. Lorsque la voiture de tête s’arrêtait, c’était le signal.
Ils se garaient tous à la suite, un peu n’importe comment, sortaient de leur bagnole à toute vitesse en claquant les portières. Ils commençaient aussitôt à décharger le matériel nécessaire à toute bonne soirée qui se respecte : baffles, enceintes de la taille d’un homme, groupe électrogène, caisses de nourriture et le plus important, boissons… Sur le sol boueux, à même la gadoue, s’entassaient par dizaines des packs de bières et des bouteilles de deux litres d’alcool fort premier prix. La qualité et l’hygiène, ils s’en foutaient… De toute façon, ils n’étaient pas ici pour faire propre.
Ils ouvraient quelques canettes pour se chauffer, branchaient la sono, installaient le mur du son et la table de mixage, mettaient en marche le groupe électrogène. « L’ingénieur » du groupe paramétrait le tout. Le temps que tout soit prêt, la nuit était généralement tombée. On pouvait enfin passer aux choses sérieuses. Commencer la bringue, la vraie. Pour officialiser l’ouverture du « Crazy festival » comme ils l’appelaient, les gars de la bande avaient un rituel bien à eux qu’ils répétaient chaque week-end. Ils se réunissaient en cercle autour de la « piste de danse » provisoire, prenaient chacun une bière à la main et au signal levaient tous ensemble leurs bouteilles vers le ciel en poussant un grand cri, genre cri de guerre mais pacifique, qui fait juste peur aux lapins.
Ensuite, c’était parti. Une main pressait le bouton « On » de la sono, poussait le curseur du volume à fond, et la musique se déversait dans la nature jusque-là trop tranquille. Les beats électroniques escaladaient les arbres, passaient par-dessus les nuages, ricochaient contre la voûte céleste pour retourner directement dans les oreilles et bien fracasser les crânes.
Après le but c’était de boire, le plus et le plus vite possible. Tout oublier, les études, les corvées, les parents, les obligations imbéciles, tous les soucis et les affres de la vie adolescente. S’évader, se noyer dans les vapeurs d’alcool, se perdre dans ce no man’s land qu’ils venaient de créer pour une nuit, au son des musiques électroniques. évacuer la pression. Dans la bande, on trouvait une grande majorité de garçons. De temps à autre, au gré des rencontres, quelques filles.Thibault vomit dans un bosquet. Ses potes assistaient de loin au spectacle en se marrant.
« Tiens pas l’alcool, lui ! Reste au jus d’orange…
– Connards !… »
Thibault s’alluma une cigarette, tira quelques bouffées dans l’air froid de la nuit, rajusta son blouson. Une main agrippa son épaule.
« Tiens, prends ça mon gars… Tu vas voir, ça te rebooste un homme ! » Marco, un pote. Il enleva la cigarette des doigts de Thibault et glissa une pilule rose à la place. Il porta la clope à sa bouche, tira une latte. « Prends, j’te dis… ». Thibault goba la pilule sans réfléchir, secoua la tête. Déjà, son pote Marco repartait vers le centre de la fête, la clope à moitié consumée à la main : « Alors, tu t’ramènes ?
– Ça va, ça va !… »
Thibault s’approcha du vacarme des enceintes, saisit par terre un gobelet au hasard qu’il finit cul sec avant de le jeter en l’air. La musique pulsait dans ses oreilles et tout son être, forte, organique. Bang, bang !!! Il se colla contre les baffles, laissa ses bras et jambes bouger en mouvements désordonnés, au rythme des pulsations. C’était comme si un marionnettiste invisible avait pris possession de son corps et s’amusait à l’agiter en tous sens. Il n’avait plus qu’à se laisser guider. Ses membres ne lui appartenaient plus, et c’était plutôt agréable comme sensation de perdre tout contrôle sur soi-même, de totalement lâcher prise. De déconnecter son cerveau. Bangggggg…
Il ferma les yeux et commença à tourner sur lui-même de plus en plus vite en écartant les bras, sans prêter la moindre attention aux ombres mouvantes qui dansaient tout autour de lui. Il piétinait sans les sentir les débris à ses pieds : éclats de bouteilles vides, restes de nourriture, assiettes en plastique, mégots. Avec le froid, son souffle faisait comme une fumée de cigarette qui grimpait jusqu’à la moitié de lune. Il chercha à tâtons une clope dans son paquet. Brusquement une main saisit la sienne, mit ses doigts blanchâtres dans sa paume et l’attira dans la nuit.
Éloïse…
« Ça va ?… » Éloïse, c’était une des rares filles régulières de la bande. Une des seules admises dans leurs équipées sauvages, qui les suivait partout. Pas chiante, Éloïse… Bien sûr, presque tous les mecs de la bande avaient déjà tenté de flirter avec elle, mais sans succès. C’est pas qu’elle était belle, pourtant. Mais aux heures avancées de la nuit, lorsqu’elle dansait diaphane sous la lumière de lune, elle semblait la plus jolie fille de l’univers. Ses boutons disparaissaient, ses cheveux filasses se muaient en fils d’or et ses seins minuscules gonflaient comme des ballons d’hélium. Thibault avait bien tenté sa chance lui aussi, comme tous les autres… Une fois, après que l’alcool ait détruit sa timidité. Mauvaise pioche ! Il avait très vite rejoint le club chaque semaine plus nombreux des Recalés d’Éloïse.
Éloïse.
« Ça va ? »
Elle serrait fort la main de Thibault à présent, jusqu’à lui faire mal, proche de lui à le coller. Le jeune homme sentait par intermittence la pointe des seins menus de l’adolescente contre son torse. « Ça va ?… » Pas de réponse. Elle le fixait de ses yeux bleuis par le reflet de lune, le souffle saccadé, les joues blanches. Les arbres derrière eux faisaient comme des fantômes grisâtres et leurs branches étaient des centaines de bras qui voudraient les griffer. Thibault posa sa main libre sur le ventre d’Eloïse, à la recherche de son souffle. Elle respirait bizarrement, à grands coups, de manière saccadée. Sa bouche cherchait de l’air avec difficulté, comme un poisson brusquement arraché de son milieu naturel. Thibault voulait l’apaiser, tenter de la calmer. Mais comment s’y prendre ? Avec les filles, il n’avait jamais eu la notice. Les mots ne sortaient pas, ou plutôt si mais ils se bousculaient, et ceux qui émergeaient du brouhaha de son crâne n’étaient pas les bons ou n’arrivaient pas dans le bon ordre, et il sentait bien que s’il ouvrait la bouche, il ne sortirait que des conneries. Alors dans le doute, il préféra s’abstenir. Mais en même temps, il ne pouvait pas la laisser tomber, pas dans un état pareil. Il devait faire quelque chose. N’importe quoi. Agir.
C’est ce qu’il fit. Il agrippa solidement les épaules d’Eloïse, la colla contre lui et plaqua sa bouche sur la sienne, fort, pour lui donner un peu de son souffle, de son énergie vitale. Et en même temps qu’il faisait ça, il l’enveloppait complètement de ses deux bras et de tout son être, comme pour la protéger du monde extérieur, la rendre invisible aux yeux des Autres. Les effacer pour une seconde de la réalité.
Au loin, les basses continuaient de faire trembler la terre. Au début Eloïse se débattit un peu, pour la forme. Mais très vite, c’est elle qui prit l’initiative. Elle tourna sa langue dans un sens puis dans l’autre, accéléra la cadence, ralentit. En même temps qu’elle donnait le tempo du baiser, elle se serrait de plus en plus fort contre Thibault, jusqu’à fusionner leurs deux corps. Au bout de quelques minutes de cette gymnastique buccale elle se détacha légèrement de lui, le fixa d’un air étrange :
« Bon, on fait quoi ?…
– Comment ça, on fait quoi ?
– Ben, après… »
Thibault ne sut quoi répondre. Il avait l’impression d’être déjà en train de faire un truc vachement intéressant. Elle soupira et se colla de nouveau contre lui, comme si elle avait vraiment très froid d’un coup. Une voix étouffée parvint du blouson de Thibault :
« Y’a trop de bruit ici. J’aime pas… Tu veux pas qu’on aille plus loin ?
– Ben… Ouais, carrément. »
Thibault desserra l’étreinte, prit sa compagne par la main et l’emmena avec lui, à travers les broussailles.
« On va où ?
– Je sais pas, viens… »
Les feuilles mortes et les branches craquaient sous leurs pas, perchés sur des arbres fantomatiques quelques hiboux poussaient des cris bizarres. Les adolescents se regardèrent brièvement. Cette fois, ils savaient tous les deux qu’ils ne faisaient pas semblant, que c’était pour de bon. Qu’ils ne jouaient plus… Ils marchèrent quelques minutes sans un bruit, dans le noir presque complet. Jusqu’à ce que Thibault bute contre le mur d’une vieille cabane en bois, dissimulée par des hautes herbes. « Aie… »
Le jeune homme se frotta le crâne. Une remise à outils abandonnée.
« Qu’est-ce que tu fais ?
– Attends… »
Il poussa la porte à demi fracassée, pénétra à l’intérieur. Là, s’entassaient pêle-mêle une fourche rouillée, une tondeuse à gazon hors d’état avec encore quelques bouts de pelouse sur sa grille, une dizaine d’outils sur une vieille bâche en plastique, et même, posées comme par miracle tout au fond de la cabane, quelques grosses bottes de paille attendant l’été. Thibault suspendit son blouson sur le manche de la fourche, enleva ses chaussures et sauta sur la paille. « Viens… C’est carrément confortable ! » Éloïse s’avança, hésitante. Elle traversa la cabane, tâta la surface du lit végétal de ses doigts, escalada promptement la botte puis le rejoignit, se plaça près de lui. Tout près… Elle avait replié les jambes sous elle, et son pull légèrement baissé laissait entrevoir ses épaules nues. Thibault effleura de ses doigts la peau blanche d’Eloïse offerte, les fit glisser dans son dos. Elle frissonna.
« Tes mains…
– Quoi, mes mains ?
– Elles sont froides. »
« Fais chier ! » Il retira ses doigts, souffla dessus pendant une minute.
« Et là, ça va ?
– Toujours pas… »
Il mit ses mains dans les poches d’Eloïse, se pencha vers elle, embrassa son cou puis sa bouche.
« Et là, ça va mieux ?… »
Maladroitement, Thibault ôta son pull et son T-shirt, resta un long moment torse nu face à elle. Leurs bouches se collèrent à nouveau. Thibault fit un petit bruit de nez, émit un rire gêné et lança, comme un défi :
« Ok, à toi maintenant !
– Comment ça, à moi ?
– Ben… Tu sais, quoi. »
Eloïse fit semblant de réfléchir un instant, fit non de la tête, sourit en laissant glisser son pull.
« Okeyyy, ça c’était pas prévu au programme… »
Thibault pensait que comme toute fille de bande qui se respecte, Eloïse voulait juste jouer avec lui. L’allumer, le tester. Qu’elle le laisserait en plan au moment fatidique, seul comme un con, à poil sur la botte de paille. « Faut croire que je l’ai sacrément sous-estimée, pensa-t-il tandis que la jeune fille ôtait son soutien-gorge. Assure, mon gars, assure… »
Assure. Marrant, lui.
Par où commencer ? Il avança une main vers le sein pâle offert devant lui, l’effleura doucement, tâta un peu le terrain. Referma ses doigts sur lui. « Doucement… » Eloïse saisit délicatement la main de Thibault, la guida, la fit glisser avec lenteur le long de son corps presque nu. À nouveau le souffle de la jeune fille s’accéléra, mais cette fois-ci Thibault en devinait la raison. Puis les deux corps, comme saisis d’une vie autonome, se mirent en mouvement. Cerveaux déconnectés, uniquement guidés par l’instinct. Les deux adolescents s’unirent, fusionnèrent entre les vieilles planches, en silence dans l’effleurement de leurs peaux neuves.
La mue commençait.
*
Étoiles
Il y a des soirs comme ça où l’on voudrait tout changer dans sa vie. Qu’il se passe quelque chose d’énorme, d’extraordinaire. Tout larguer, son boulot, sa femme, ses gamins, sa maison achetée à crédit sur trente ans. Partir, tout simplement. Prendre son baluchon, voir du pays, parler à d’autres gens, dans d’autres langues. Devenir quelqu’un d’autre.
Partir.
Tout quitter.
C’est le genre de pensée qui trotte dans la tête de Serge ce soir. Pourtant, il ne s’est rien passé de spécial aujourd’hui. Aucun drame au boulot, pas de dispute avec sa femme. La routine, quoi. Et c’est peut-être ça le problème de Serge : il ne se passe jamais rien de spécial dans sa vie. Bien sûr, ce n’est pas la première fois que cette pensée l’effleure. Mais ce soir, ça lui paraît presque faisable. Tellement simple… Il lui suffirait de marcher quelques pas, de franchir le portail, de continuer sur sa lancée jusqu’au bout de la rue puis de la ville et après, emporté par l’élan, ça glisserait tout seul. Il n’aurait plus aucune limite. Le plus difficile c’est de partir, le reste s’enchaîne naturellement. Comme ces fusées qui doivent vaincre la pesanteur pour toucher les étoiles. Une fois qu’elles sont lancées, le plus dur est fait. Tellement simple.
En attendant il est sur le perron de sa maison, il fait froid et il tire sur sa cigarette. À l’intérieur, ses enfants sont déjà couchés. C’est sa femme qui s’en est occupé, comme tous les soirs. Ensuite comme tous les soirs, elle fera la vaisselle puis elle aussi montera dans sa chambre. C’est dans des moments comme ça, que Serge se dit qu’il s’est trompé de vie. Qu’à un moment, il a suivit le mauvais embranchement, la mauvaise route, et qu’à force de rouler sans carte ni GPS, il a fini coincé sur une petite départementale de campagne à sens unique, sans aucune idée de sa destination, à regarder toujours le même paysage défiler. Mais tout de suite après il se reprend, il se dit qu’il n’est pas si malheureux, qu’il a même de la chance. On pourrait presque l’envier.
Une maison confortable, des amis fidèles, une femme qu’il a aimée et qui l’aime encore un peu ; il pense. Des moments agréables avec ses enfants, lorsqu’il en a le temps. Une vie bien rangée, comme les outils dans son garage sur l’établi. Mais parfois, il a l’impression d’étouffer. Qu’à force de construire son bonheur brique après brique, il s’est emprisonné tout seul. Il sait que bientôt les murs seront trop hauts et qu’il ne pourra plus s’échapper. Que c’est maintenant ou jamais. Après il sera trop vieux, trop fatigué. Il n’aura plus la force.
Sur le perron, dans le froid, il rumine. Le mégot de sa cigarette lui brûle un peu les doigts. Il jette un coup d’œil vers la fenêtre de la cuisine encore éclairée, aperçoit à travers les rideaux la silhouette de sa femme débarrasser la table. Elle aussi a l’air lasse, fatiguée. Il se demande si, comme lui, elle a déjà pensé à partir, tout abandonner. À suivre le premier inconnu rencontré dans la rue lui disant qu’elle est belle.
Il la regarde encore, plus attentivement cette fois.
De l’autre côté du mur, sa femme s’active. Poussées par l’éponge jaune, les miettes glissent de la nappe jusqu’au creux de sa main. D’un geste machinal, elle ouvre la poubelle et les jette à l’intérieur. Elle noie les verres et les assiettes dans l’évier, les nettoie à grande eau. Ces gestes, combien de fois les a-t-elle répétés ? Des centaines, des milliers sans doute ? Elle a les yeux dans le vague, elle rêve. Peut-être voudrait-elle qu’elles servent à autre chose qu’à tremper dans de l’eau de vaisselle, ses mains. Qu’on les caresse, les cajole, les réchauffe quand elles ont froid. Qu’elles soient étalées au soleil à ne rien faire, couvertes de monoï, de baisers et de bagues en diamants.
Ou rien de tout ça.
Peut-être sont-elles heureuses, ses mains, à caresser la tête de ses enfants, à préparer des goûters au Nutella, à prendre leur petite menotte dans la sienne lorsqu’il fait froid, à les amener à l’école. Possible qu’elle n’en demande pas plus, sa femme, que ça suffise à son bonheur.
Qui sait ? Ce qui se passe dans sa tête. Il n’en sait rien. Fichtrement rien. C’est sa putain de femme depuis quinze ans, et il n’a aucune idée de ce qui se passe dans sa tête !
« Lamentable… »
Il jette sa cigarette sur le gravier, l’écrase d’un coup de talon. Les dernières volutes de fumée se dissipent dans l’air froid de la nuit, jusqu’aux étoiles. Libres.
« Elles brillent les étoiles, ce soir.
Plus que d’habitude, on dirait…
Ou alors c’est la nuit qui est plus noire. »
Ou peut-être, est-ce lui qui ne prend jamais le temps de les regarder. Trop occupé, absorbé par la vie. Par le quotidien qui nous dévore et efface tout peu à peu, jusqu’aux étoiles. À travers la fenêtre, loin là-bas dans l’autre monde, sa femme l’appelle : « Chéri !… Rentre, il fait froid dehors… Les enfants sont couchés.
– J’arrive… »
Il tourne la poignée, se force à sourire, à retrouver la chaleur et la sécurité. Il rentre chez lui.*